Qu’est-ce que la peinture ? Qu’est-ce que le réalisme en peinture ? Que signifie peindre la réalité ? De nos jours, on se demande si certains artistes ne regardent pas le journal de 20 heures pour savoir ce qu’ils vont peindre le lendemain. Sont-ils plus justes pour autant ? Il y a de quoi en douter.
Les primitifs valorisaient les représentations religieuses. La renaissance a apporté sa science de l’espace pour donner une indépendance à la peinture qui n’a cessé par la suite de se développer. Lorsque Caravage crée ses premiers tableaux, c’est une nouvelle dimension qu’il égrène. Celle de l’irruption brutale de la trivialité dans le réel. A sa suite, vont s’engouffrer une quantité incroyable de peintres séduits par cette manière inédite.
L’exposition du Petit-Palais sur les bas-fonds du baroque raconte cette histoire qui s’est tenue à Rome il y a 4 siècles. Caravage est devenu le caravagisme. Toute l’Europe s’y retrouve. Flamands, hollandais, français, allemands, espagnols. Une culture commune de l’image se met en place, mais n’empêche pas les particularismes propres à chacun de s’exprimer. Les artistes se retrouvent, créent des groupes par affinité élective ou par nationalité. Les hollandais sont les plus actifs. Personne n’est en reste et une émulation incroyable semble régner dans la ville éternelle. Des quantités faramineuses de tableaux y sont produites. Les amateurs ne manquent pas. Ils appartiennent à la haute société que les peintres fréquentent aussi.
Mais ces derniers ont tourné les talons des représentations classiques pour embrasser le quotidien dans lequel ils ont décidé de vivre et qui est celui du peuple. Les « bas-fonds » ainsi nommés se retrouvent à la une. Scènes de genre pittoresques, prostitution, violence des voyous, mendiants, musiciens, cartomanciennes. Des pans entiers de la réalité s’introduisent dans l’art pour la première fois. Une attention aux humbles, aux réprouvés, aux « petites gens », aux marges de la société. Les peintres s’agrègent à ce point de coexistence unique entre les puissants et le reste de la population. Ils y trouvent les moyens de vivre et l’inspiration.
Ils vivent d’ailleurs pleinement et le revendiquent. L’alcool coule à flot. Les comportements vindicatifs, un peu extrèmes, provocateurs se répandent. Caravage est mort assassin. D’autres ne vont guère faire mieux. Le théâtre de la peinture se confond avec celui de la vie et la reprise des effets de contrastes inventés par ce dernier renforce ce sentiment d’une implication directe de la réalité vécue dans l’espace de la peinture.
Le mendiant de Ribéra nous fixe et immobilise notre attention comme si le spectateur se retrouvait pétrifié en statue de sel par son simple regard. Présence chavirante qui nous interpelle par la force de son humilité. Toute la concentration de l’espagnol a banni l’anecdote. L’expression du visage et du corps, les loques qui lui collent à la peau, le fond particulièrement abstrait. C’est la misère universelle qui nous frappe. L’atroce condition des plus démunis qui nous est renvoyée dans l’orbite de notre propre existence. Cet homme est là. On ne peut l’ignorer. Ribéra nous oblige à le prendre en compte pour ce qu’il est : un malheureux déchu en pleine possession de son humanité.
Les 2 concerts de Valentin de Boulogne quémandent notre curiosité sur un plan différent. Ils mettent en scène des musiciens où chacun récite sa partition sans se préoccuper de la présence des autres. C’est une musique silencieuse qui se joue devant nous. Celle que l’on porte en soi comme un fardeau d’interrogations qui débouche sur la plus profonde des solitudes. Rien n’y fait. On ne peut guère attendre de son prochain, avec lequel pourtant on partage un quotidien, qu’il puisse nous venir en aide. Il faut suivre sa déstinée. La lumière de Valentin adoucit cependant les contrastes très marqués des peintres caravagesques. A l’angoisse de la solitude répond la rêverie. Valentin dépeint les hommes perdus pour mieux accéder au royaume de l’imaginaire et de la poésie. Ils sont seuls et se rejoignent malgré tout.
Le maniérisme très intellectualisé et poussif de la fin du 16ème siècle n’a plus lieu d’être. Le souffle réaliste du Caravage a conquis les esprits. Ses plus talentueux suiveurs vont s’en emparer pour aller à la rencontre d’une humanité plus vaste. Le filtre des représentations religieuses et mythologiques a toujours sa place. Mais chaque homme peut devenir sujet à part entière. L’art ne réserve plus ses sortilèges qu’à une poignée de privilégiés, mais tend son miroir au-delà, même si les amateurs se recrutent toujours parmi les premiers nommés.