De la Seine à la mer
Albert Marquet aime les atmosphères mouillées. Il ne peint pas uniquement les averses et le crachin. Il peint la lumière quand elle irise l’eau et l’eau quand elle infuse la lumière. C’est l’évaporation retranscrite par les couleurs, humidifiant la peinture d’une légèreté impalpable dans son rendu des objets. Ce n’est pas l’imprévu qui domine, c’est un flottement attaché aux formes qui les inscrit et les reconnait. Aucune affirmation brutalement apposée ne traite du sujet. Il n’y a pas dilution au profit d’une plus grande abstraction. Il y a imprécision au profit d’un éveil aux éléments invisibles que nous respirons.
Marquet pose le rebord d’une coque de bateau avec le même souci que les îles lointaines du panorama choisi. La simplicité apparente du plan le plus éloigné ne se distingue guère des coups de pinceau arrimant le départ de la composition. Peu importe que le temps soit couvert ou non. Le corps du spectateur reçoit l’ombrage, la clarté, le ciel bas, le fleuve ou la zone côtière comme une effluve visuelle qui l’installe d’emblée dans le paysage. Rien ne bouge ou ne frémit et le temps arrêté qui est celui de la peinture capte l’image dans son épure.
La vapeur et la fumée qui s’échappent des cheminées de péniches rejoignent en silence les volutes du ciel. Les quais de la Seine soulignent la verticalité de Notre-Dame, mais sa façade n’exprime rien d’autre que la pierre reflétant l’esprit de la saison. Les navires de guerre, calés entre les jetées et l’entrée des ports, ont perdu toute agressivité. La nature déploie ses trésors dans un agencement de verts toujours renouvelés, mâtinés de bleus, de mauves, de jaunes sourds ou éclatants.
Mais le reflet de ce qui se donne à voir suit parfaitement le cheminement du peintre et sa capacité à diriger notre regard. Chaque toile subit sa loi et ses indications. L’éclat blanc d’un paquebot, du rouge vif d’une cheminée, du jaune presque brûlant d’une roche ou de l’apparat lumineux d’une branche dessinent les contours et la hiérarchie des plans. Des individus éparses, des piétons solitaires, des baigneurs insondables se devinent au coin d’un mur, sur le trottoir ou à la surface de l’eau pour mieux nous faire ressentir l’ampleur des espaces et des distances. Albert Marquet ne rajoute rien d’autre à son observation que le minimum requis qui dilate les états de l’air et lie la lumière.
Un demi-siècle plus tard, il précise les intentions de Corot et réitère son exploit de s’en tenir à la garde rapprochée qui caresse le motif. Quelques nus tranchés sur canapé jalonnent le début de sa carrière. Mais très vite, il se consacrera presque exclusivement au paysage. Persiennes et volets rajoutent parfois au mystère de la découverte en entrevoyant leurs ébats d’un rai de lumière jaillissant de l’extérieur.
La relative conformité de formats toujours moyens se conjugue avec cette fidélité tranquille au même sujet. Il n’y a pas de vagues successives dans sa vie artistique, ni de grandes incidences. Le style est vite trouvé. Cette sagesse ne semble pas brûler des feux explosifs de l’art moderne, hormis cette incursion fauve qu’il affinera de variations plus subtiles par la suite. Albert Marquet appartient pourtant pleinement au 20ème siècle. Il maintient le cap d’une exigence de sobriété et de fidélité à son caractère sans le désir d’outrepasser ses obsessions. Il se permet l’individualisme le plus complet et son retrait souligne sa position.
L’insignifiance apparente et la fixité elliptique de sa peinture brisent l’étale sans borne des images photographiques de reportage et de souvenir. Chaque toile est un condensé absolu de non évènement. Chaque toile ne dit pas autre chose que la précédente dans cette contemplation sans extase. Elles bredouillent toutes la même histoire où il ne se passe rien, sans pourtant que ce rien ne soit incarné. Peindre les fadaises d’une jolie vue comme on prend un cliché au beau milieu des vacances reproduit par millions et le tenir de la sorte qu’il exprime cette vacuité parfaite.
L’art de Marquet coïncide avec l’avènement d’un réalisme populaire dévolu à la photographie. Mais son oeil ne s’est pas contenté de reproduire. Il a garanti à ses créations un impact pictural tel que la fatalité de l’usure ne le touche pas. Il a très vite compris que son caractère ne le retranchait pas du monde, mais lui donnait la possibilité d’en exprimer l’expression directe que chacun continue à enregistrer dans l’immédiateté. Il suffit d’ouvrir les yeux. Le paysage a perdu tous ses attributs et ne s’en porte pas plus mal. Il renvoie à la simple présence de celui qui s’arrête pour le regarder sans y projeter d’autres feux.
Albert Marquet a raconté sa relation à la réalité avec un sentiment de permanence qui lui a permis de ne rien dire de plus que ce qu’il souhaitait sans le savoir. Ses chromos sans aspérité, neutres et sages, transcendent le banal sans même qu’il soit reconnu. Et c’est en ce sens qu’ils atteignent à l’intemporel.