L’impondérable impérial
Si Bonnard s’impose puissamment dans l’exposition qui lui est consacrée à Orsay et qu’on se sente d’emblée face à un très grand peintre, il n’en fut pas toujours ainsi. Se souvenir des mots cruels de Picasso à son égard revêt dans ce contexte une saveur particulière.
Ce cher Bonnard, impressionniste attardé, gentil traducteur du sensible et du bonheur de vivre bourgeois, la petite sensation dans la poche et l’hésitation du crayon « crobardée » à longueur de carnets. Cette traduction du quotidien, ses sujets sans sujet autre que sa vie immédiate, à quelques exceptions prés. Cet habillage coloré des sentiments intimes face au déroulé de la vie devant soi. Ses échappées vers le mythe arcadien qui nierait la venue d’un monde industriel, technique et rationnel.
Bonnard ne raconte rien et n’appartient à aucun genre, les ayant pratiqué tous. Il fume le calumet de l’entre-soi, éloigné de toute rumeur extérieure comme de la peste et finalement renfermé dans la salle de bains avec Marthe en muse et gardienne. Et ça semble lui convenir. Il peut n’en faire qu’à sa tête et poursuivre ses lubies comme une abeille butineuse programmée à voler de fleur en fleur. Le bonheur apparent lardé d’éclairs angoissés dans l’expression insurpassable de la couleur. Pourtant grand coloriste, Matisse pâlit presque face à la stridence exubérante de sa palette.
Aucune trace d’impudence morale ou de babillage philosophique dans son regard. Pas l’ombre d’une interrogation politique, sociale ou religieuse. Il fut cependant proche des anarchistes dans sa prime jeunesse et il fit le portrait d’Ubu. Sa conscience est une chose, sa sensibilité de peintre en est une autre. Il ne pose pas sur la toile ses convictions de converti ni ses principes d’illuminé. Il est d’un égoïsme absolu dans sa quête et ne pense qu’à elle pour elle-même. Et c’est en ce sens qu’il est suprêmement moderne. Il suit ce chemin ouvert par Manet d’une peinture pour la peinture, doublement débarrassée par l’apparition de la photo de célébrer la petite autant que la grande histoire. La photo qui le sert implicitement à déborder de la composition classique pour mieux cadrer les variations permanentes de ses humeurs. L’oeil joue les balanciers et promène le spectateur entre sol, plafond et ciel. Tout est pur stigmate de matière colorée. Rien ne traîne qui donne prise à interprétation directe. L’anecdote est devenue sujet parfait sans le moindre mot nécessaire pour l’expliquer.
Sans le vouloir ou le revendiquer, Bonnard accomplit l’espérance moderne d’une jonction explicite entre création et pensée. Mais le tour de passe-passe qu’il nous joue est merveilleux. Il a réussi à évacuer le concept. L’instant de pure expression sensible n’a plus besoin d’une idée. Il nous touche profondément par ce simple fait : la peinture n’a besoin de rien d’autre en soi que sa stricte matérialité pour nous ouvrir au monde et nous ramener à nous-même. Sa leçon nous renvoie en tant qu’artiste à notre propre intériorité qui peut s’inventer à son tour, à charge de savoir l’ancrer comme il se doit en juste adéquation personnelle avec le monde.