Etre doué ne suffit pas.
D’un tableau à l’autre, les débuts d’Emile Bernard sont éblouissants. Chaque toile condense une recherche et faufile sa trame comme autant de possibilités picturales nouvelles. Fraîcheur et maîtrise, couleur intense et puissance sûre des compositions. Paysages, scènes paysannes, portraits/autoportraits. Emile Bernard invente une synthèse possible entre Gauguin et Cézanne qui n’appartiendrait qu’à lui, dans toute la délicatesse de sa sensibilité.
L’aventure continue, mais la tournure prise se gâte avec le départ pour l’Egypte. Chaque oeuvre nous offre toujours la même qualité du travail bien fait. Certes, on peut s’en satisfaire et considérer que l’homme est vraiment bon peintre. Lorsque la prime jeunesse s’égaye à tenter des chemins de traverse pour découvrir, on attend de la suite, non pas une fixation définitive, mais l’énoncé entrevu affermi par un développement encore plus personnel. Ce qui permet à la longue de rendre une vision intelligible.
Or Monsieur Bernard à la technique impeccable nous fournit un coq à l’âne de plus en plus terreux, reniant ses premiers éblouissements colorés pour nous servir une soupe aux accents intemporels franchement académiques. Ses 3 femmes peintes dans un intérieur oriental font songer à Vallotton. Il est aussi fort. Mais Vallotton invente son langage par cette application acide et franche de la couleur qui le caractérise. Il se tient dans son temps pendant qu’Emile Bernard s’égare et nous balance ses citations dignes d’avoir été écrites 3 siècles auparavant. C’est plus qu’ennuyeux, c’est un ratage.
Comme si ses audaces de départ le terrifiaient et qu’il ne savait plus qu’en faire. Il les renie et croit trouver son chemin en se frottant aux anciens de la pire des manières, celle du plagiat par cooptation formelle. Un plagiat qu’il assaisonne à la perfection et qui trouve son aboutissement dans son autoportrait. Moi, Emile Bernard, je suis le descendant des grands de la renaissance et je peux me comparer à eux.
A ce point d’aveuglement et de perdition, il n’y a plus qu’à tirer le vin et le boire. Emile Bernard, si doué soit-il, ne s’est pas trouvé. Et rendu sourd par sa jeunesse picturale unique, il s’est réfugié dans la nostalgie d’un passé parfait et définitivement immobile. Les vieux maîtres n’ont pas d’intérêt en soi. Ils ne nous parlent qu’à la mesure où nous les bousculons et cherchons à les détruire pour les dépasser. C’est l’unique façon de les rendre toujours vivants.
Quelle étrange faille personnelle, quelle suffisance à masquer des doutes incontournables, quelle faiblesse du raisonnement, quel défaut de caractère pour s’être ainsi embaumé dans la fausse gloire d’un passé qui n’a en fait jamais existé ?
Avec quelques années d’avance, Emile Bernard sort de la route comme Derain un peu plus tard, tellement effarés par leurs découvertes. La modernité percutante dont ils furent des initiateurs et alors même qu’ils étaient tous les deux dotés d’immenses qualités, les a perdu en chemin.