Par bateaux entiers, le pillage artistique légal de la France fut organisé entre le 19ème et le 20ème siècles dans l’indifférence presque complète de la majorité des français eux-mêmes. Cas peut-être unique dans l’histoire, que ce pays au sommet de sa gloire créatrice qui laisse ses fruits les plus précieux partir enrichir le reste du monde à son entier détriment. Que de cris d’orfraie pour dénoncer les multiples pillages contraints à la faveur des européens triomphants, mais pas le moindre mot concernant cette fuite effarante de la quasi-totalité d’une production artistique au meilleur de sa forme et définitivement localisée hors de France.
Et si quelques collectionneurs n’avaient pas eu la générosité de donner aux musées de ce pays leurs collections impressionnistes et modernes, le bilan serait encore plus désastreux. Seuls aux cimaises, les pompiers achetés par l’état. Ce triste constat n’a guère évolué et les derniers atermoiements de politiques élus par le peuple, obsédés à taxer ce qui reste de patrimoine artistique en main privée, en dit long sur la relation des français avec l’art. Au mieux indifférence, au pire haine stérile accusatrice par principe de la collusion de l’art et de l’argent au profit des riches.
Dans l’exposition centrée sur la figure de Paul Durand-Ruel au musée du Luxembourg, des toiles de toute beauté nous racontent la naissance de l’art impressionniste qui va de pair avec celle du nouveau marché de l’art. Rien n’a changé depuis, sauf à considérer le triomphe unilatéral de l’Amérique dans ce domaine et la mise sur la touche définitive de la France. La mondialisation du marché en voie de se concrétiser et la dégradation financière et d’influence des institutions muséales publiques sont les derniers développements de cette saga initiée par Durand-Ruel et quelques autres il y a un siècle et demi.
Les nouveaux nantis de ce 19ème industrieux se différencient des amateurs d’art des siècles précédents par un point : ils n’ont pas de culture. Ils n’y connaissent rien. Leur idéologie concrète et matérialiste a néanmoins besoin de représentations spirituelles et symboliques pour asseoir pleinement son pouvoir. C’est le catholicisme bigot qui s’en charge en terme de moral et l’art académique qui voit sa naissance pour garnir de parures les demeures des bourgeois parvenus. Gens à la fois engagés dans la construction inexorable d’un monde neuf régi par l’invention technique permanente et rétrogrades et conservateurs en matière de moeurs et d’art. Cette contradiction donnera l’art moderne et des ailes à quelques amateurs éclairés comme Durand-Ruel.
Le divorce entre le meilleur de l’art de son temps et sa classe dirigeante va être consommé. Et c’est inédit. Les futurs cardinaux, les futurs papes de l’industrie n’achèteront pas leur Caravage dans la figure de Manet, Monet ou Renoir, mais bien plutôt des pisses-froids bondieusards au pinceau hypocrite qui n’avaient jamais existé auparavant. Il y eut de bons et de moins bons classiques autrefois, mais pas de peintres-pompiers.
Dernier paradoxe conséquent de la situation précédente : l’artiste d’avant-garde qui crache sur le bourgeois capitaliste est devenu à son tour un parfait individualiste et un entrepreneur de lui-même. La figure de l’artiste maudit étant l’ultime avatar de ce constat. Tout se mélange et chacun défend sa part du progrès en fonction de ses intérêts. Mais surtout, dans la fausse opposition entre créateurs modernes et dirigeants bourgeois, le marchand de tableaux ne peut que se frotter les mains dans le nouveau pouvoir qui lui est conféré de jouer les éminents intermédiaires. Les descendants de Paul Durand-Ruel ont raflé la mise et règnent sans partage sur le paysage actuel de l’art contemporain.