C’est l’un des plus grands peintres les moins bien représentés dans les musées hexagonaux : trois tableaux au maximum. Les français, toujours promptes à se rengorger de leur bon goût , ont pourtant raté ce pur génie du pinceau. Se rendre au grand-Palais pour son exposition est donc tout à fait capital. Déploiement inespéré d’une suite de merveilles issues du monde entier.
La grâce incarnée d’un tracé à l’onctuosité foudroyante qui tisse sur la toile le creuset des abîmes humaines. Vélasquez peint la chute comme une rédemption permanente et réussie, incisée dans les visages en langage réaliste. L’incarnat des peaux restitue la vitalité des caractères dans tous les affres de leurs contradictions. La dureté se mesure à la sottise, l’effroi d’une pudeur à l’hébétude enfantine, la douceur vivifiante à l’intelligence sensuelle, la folie mystique sans bornes au contentement de soi.
Chaque personnage représenté s’est arrêté au seuil du palier céleste où le peintre opère la transmutation. Vélasquez ne rêve pas. Il peint le plus beau rêve qui soit. L’humanité célébrée dans tout son apparat par le plus grand des dépouillements. Le rêve parachevé de la fusion entre la réalité et l’imaginaire. Le cheval du petit prince s’élance sans bouger. Ses pattes de devant comme celles d’un insecte qui se déplie immobile. La masse chétive du jeune héritier reposant sur lui. La montagne mouvante et belle comme un bijou satinée suggère un empire aux larges frontières. Elle octroie au premier plan une présence irréelle. Rien ne devrait s’accorder, mais la main de Vélasquez procure à la lumière une transparence qui unifie tous les objets et grime l’enfant d’une pâleur mortelle.
Saint-Thomas d’Aquin s’écroule délicieusement dans les bras des anges pendant que la servante effarée prend ses jambes à son cou pour nous rappeler de la véracité des songes. Fardés de couleurs aussi douces qu’insistantes dans les plis de leurs tuniques, les anges prennent corps à soutenir dans le plus humain des gestes le saint terrassé par la grandeur de ses actes.
L’amour des hommes est le secret des intelligences supérieures. Vélasquez pose sur le monde un regard de bonté lucide sans concession. Rien ne se masque en sa présence qu’il ne sonde. Douceur sans jugement. Mise à nu avec toute la distance bienveillante qui n’empêche nullement l’effrayant de côtoyer le merveilleux. Détails précis et figures lointaines baignées dans un halo d’une vigueur purement picturale existent ensemble.
L’Espagne devient italienne tout en gardant son franc-parler mystique cru et rude. La licence ne pénètre pas la péninsule ibérique, hormis cette soudaine exception qu’est la Vénus au miroir. Rarissime nu si peu prude dans son geste très simple et naturel à s’offrir en spectacle. La partie gauche est un condensé du savoir-faire du peintre. Les jambes, l’ange, le miroir, le mouvement. Béatitude admirative devant ce morceau peint, cette bravoure sans efforts. Ce reflet d’un visage qui ne croise que lui-même pour nous inviter dans sa plus stricte intimité.
Etonnement de constater que la partie droite du tableau est d’une qualité moindre. Les épaules se révèlent plutôt plates. Le cou prolonge cette sensation et il manque au profil une présence plastique qui l’anime d’une singularité à la hauteur de son reflet. Le fond ne s’en détache guère et ne renvoie aucune lumière qui puisse mettre en valeur les différentes parties.
Pourtant considérée comme un chef-d’oeuvre universel, cette toile ne l’est qu’à moitié. Lassitude du peintre, manque de temps ou d’envie ? On se perdra toujours en conjectures pour comprendre qu’il ait décidé de le laisser comme tel. On lui pardonne volontiers.
Vélasquez est au sommet du panthéon de l’art. Mieux qu’un témoin de son temps et peintre de sa société, c’est un génie décodeur des arcanes humaines qu’il transcende par sa capacité unique à nous émouvoir. Il n’est dupe de rien parce qu’il possède supérieurement le don de se connaître au travers des autres.